Sommaire

Dossier
Béatrice Lovis, Avant-propos : Edward Gibbon et la Suisse, une success story 
Nicole Staremberg et Danièle Tosato-Rigo, Pour cause de religion : le premier séjour suisse de Gibbon
Sylvie Moret Petrini, Découvrir et décrire la Suisse: une étape de formation
Béla Kapossy, Du tour de Suisse à l’histoire des Confédérés
Jérémie Magnin, L’Hôtel Gibbon et ses voyageurs
Dave Lüthi, Les plans inédits de l’Hôtel Gibbon

Histoires de guides
Ariane Devanthéry, Trouver Edward à Lausanne à l’époque romantique

Comptes rendus et recherches
Patrick Vincent: John Ruskin, Praeterita (trad. André Hélard, 2023)
Claude Reichler: Daniel de Roulet, La Suisse de travers (2020)
Claude Reichler: Nicolas Nova, Fragments d’une montagne (2023)
Claude Reichler : Sylvain Tesson, Blanc (2022) 
Jean-François Staszak et Daniela Vaj: Projet FNS «Faire le monde»

Vie de l’association
Liste des membres
Procès-verbal de l’Assemblée générale de 2022


Avant-propos

Edward Gibbon et la Suisse, une success-story

Parmi les Anglais qui ont séjourné en Suisse, le célèbre historien Edward Gibbon occupe une place particulière. Puni par son père pour s’être inopportunément converti au catholicisme, il fut envoyé pour pénitence à l’âge de 16 ans dans une ville laide aux ruelles escarpées, loin de tout, et surtout loin de la pernicieuse influence papiste. Tel fut du moins le ressenti de l’adolescent à son arrivée à Lausanne, en juin 1753. Confié aux bons soins du pasteur vaudois Daniel Pavillard, le jeune homme ne connaissait pas un mot de français et dut pendant cinq ans se confronter à une vie plutôt spartiate, très éloignée des fastes d’Oxford où il avait perdu de précieuses années de formation en raison d’un train de vie peu propice à l’étude.

La petite ville des bords du Léman qu’Edward Gibbon avait d’abord perçue comme un trou perdu se révéla rapidement être un lieu dynamique, pleinement intégré dans les débats intellectuels qui avaient alors cours en Europe. Si l’éducation qu’y reçut le jeune Britannique ressemble à celle des jeunes gens fortunés – Allemands et Anglais principalement – l’ayant précédé dans le chef-lieu vaudois, celui qui deviendra l’un des plus célèbres historiens du XVIIIe siècle se distingue clairement par son zèle intellectuel. En plus d’apprendre le français, de perfectionner son latin et de s’initier au grec, Gibbon étudie assidûment les travaux des historiens anciens et modernes français, italiens, anglais et suisses. Il s’intéresse à l’histoire civile suisse et lit attentivement les ouvrages sur l’ancienne province romaine de l’Helvétie. Un voyage à travers la Suisse, effectué en 1755, vient parachever sa formation.

Gibbon revient une seconde fois en Suisse au printemps 1763. Ce nouveau séjour lausannois, qui ne devait être qu’une escale de son Grand Tour en direction de Rome, dura jusqu’en avril 1764. Il marque un nouveau développement dans son évolution intellectuelle : l’homme de lettres et critique littéraire s’efface désormais au profit de l’historien. Dans la cité lémanique, il puise dans les bibliothèques de l’Académie et des érudits locaux pour étudier la géographie et la topographie de la Rome antique, comme pour lire les satires de Juvénal et d’Horace, qui lui permettent de mieux saisir les mœurs romaines. Disposant de moyens financiers confortables, Edward Gibbon préfère l’élégante rue de Bourg à l’austère quartier de la Cité – lieu de son premier séjour – et loge à la pension Crousaz de Mézery, la plus réputée de la ville. Ce pied-à-terre lui donne accès à la haute société lausannoise : le jeune lettré devient membre du Cercle de la rue de Bourg, un club masculin réservé à la noblesse, fréquente divers salons tenus par des Lausannoises à la réputation distinguée.

Gibbon reprend une troisième et dernière fois le chemin de la Suisse en 1783, cette fois avec l’intention de s’y établir durablement. Il arrive à Lausanne en tant que personnalité à la réputation internationale, auréolé de l’immense succès de son grand œuvre, l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain (1), dont les trois premiers volumes ont paru. Une fois installé chez son ami Georges Deyverdun, non loin de la place Saint-François, il devient rapidement une figure incontournable de la société lausannoise, très prisée des Suisses et des étrangers. Resté célibataire, il noue de nouvelles amitiés, en particulier avec Catherine et Salomon de Charrière de Sévery et leur fils Wilhelm, qu’il considèrera même comme son fils adoptif. La maison de la Grotte et son magnifique jardin à la vue panoramique sur le Léman et les Alpes deviennent le centre de son activité. Entouré de sa vaste bibliothèque, ramenée d’Angleterre, Gibbon se consacre à l’étude et à la rédaction de la suite de son œuvre maîtresse, tout en réservant une partie de ses journées pour recevoir ses amis ou leur rendre visite. C’est à la Grotte qu’il accueille pendant près de dix ans plusieurs personnalités de passage désireuses de converser avec lui, à l’exemple de l’écrivain français Louis-Sébastien Mercier, du politicien anglais Charles James Fox ou encore de Georgiana, duchesse de Devonshire : un phénomène qui s’apparente à celui qui s’est développé quelques années plus tôt au château de Ferney, où s’était installé Voltaire. Sans doute Gibbon serait-il demeuré en Suisse sans le deuil subi par son ami Lord Scheffield qui le ramène en Angleterre en 1793. L’historien meurt à Londres quelques mois plus tard, des suites d’une intervention chirurgicale.

Les relations de Gibbon avec la Suisse sont au cœur du présent dossier thématique. En lien avec un projet de recherche mené pendant plusieurs années à la Section d’histoire de l’Université de Lausanne (2), ponctué par la publication de l’imposant ouvrage collectif Edward Gibbon et Lausanne (3), les pages qui suivent en documentent deux volets : d’une part celui qui englobe le premier voyage de Gibbon en Suisse et son contexte, et, d’autre part, celui « post-mortem », centré sur le fameux hôtel qui prit le nom de l’historien.

Quoique près d’un siècle sépare ces deux épisodes, l’un et l’autre témoignent d’une véritable « success-story ». Et ce à divers titres. Ainsi, lorsque Gibbon regagne l’Angleterre après son premier séjour en Suisse, en 1758, il a non seulement retrouvé la « vraie » foi comme l’avait exigé son père, mais il est devenu un jeune érudit humaniste. L’historien qui se profile a amplement profité de son premier et unique tour de Suisse, où il s’est immergé dans l’histoire helvétique. Enfin, à sa mort, la maison de la Grotte devient un lieu de pèlerinage. Les voyageurs – anglais surtout – désirant connaître les lieux où le famous historian a écrit les dernières lignes de son Decline and Fall se multiplient au début du XIXe siècle. Les adeptes de cette « gibbonomanie » n’hésitent pas à escalader nuitamment les murs du jardin de la propriété pour déambuler sous les acacias ou s’asseoir face au lac en observant le lever de lune. Jean Bachoffner, ancien aubergiste de l’Hôtel d’Angleterre, flaire la bonne affaire et fait construire, juste à côté de la Grotte, le premier hôtel de luxe lausannois. Inauguré en 1838, l’« Hôtel Gibbon » devient l’un des établissements hôteliers les plus réputés de la région, figurant dans tous les guides ou autre « road-book » sur la Suisse. Objet de marketing désormais, Gibbon est adopté par Lausanne comme le saint patron de son tourisme naissant, le nom et l’effigie de l’historien permettant d’attirer nombre de visiteurs fortunés, avides de découvrir les charmes de la Suisse et la terre d’accueil du célèbre Anglais.

Béatrice Lovis
Chargée de recherche
Centre des Sciences historiques de la culture 
Université de Lausanne

(1) The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, London, Strahan & Cadell, 1776-1788, 6 vol. 
(2) Lumières.Lausanne, projet « Edward Gibbon et Lausanne », dirigé par Béla Kapossy et Béatrice Lovis, Université de Lausanne, url : https://lumieres.unil.ch/projets/gibbon, version du 12 septembre 2022.
(3) Béla Kapossy et Béatrice Lovis (dir.), Edward Gibbon et Lausanne. Le Pays de Vaud à la rencontre des Lumières européennes, Gollion, Infolio, 2022, 528 p.