Sommaire

Dossier
Nathalie Vuillemin, Avant-Propos : « Science et voyage »
Simona Boscani Leoni, Johann Jakob Scheuchzer et les premiers voyages scientifiques dans les Alpes (1694-1711)
Timothée Léchot, Quand le « successeur de Linné » traverse la Suisse : James Edward Smith en 1787
Nathalie Vuillemin, Un missionnaire suisse en Amazonie
Claire Jaquier, Voyages de Goethe en Suisse et savoir naturaliste
Daniela Vaj, Médecins en voyage à la découverte des sanatoriums d’altitude suisses au tournant du XXe siècle

Chroniques
Histoires de guides
Ariane Devanthéry, Place aux sciences naturelles : Le Manuel du voyageur en Suisse de Johann Gottfried Ebel, de 1795 à 1805
Texte et image
Claude Reichler, Johann Gerhard Andreae : un amateur passionné des cabinets de sciences naturelles (1776)

Publications, comptes rendus, recherches
Florence Gaillard : Lignes de crêtes, Promenades littéraires en montagne, édité par Florence Gaillard, Daniel Maggetti, Stéphane Pétermann, Jonathan Bussard, Emmanuel Reynard, photographies d’Olga Cafiero, Lausanne, Éd. Noir sur Blanc, 2021, 296 p.
Ariane Devanthéry : Dévoiler l’ailleurs. Correspondances, carnets et journaux intimes de voyages, sous la direction de Laurent Tissot, Patrick Vincent et Jacques Ramseyer, Neuchâtel, Alphil, 2020, 259 p.
Patrick Vincent : « The Register & Visitors’ Book in Historical Scholarship ». Journée de recherche internationale sur les livres d’or

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Bulletin 2021 en format PDF

Avant-propos

Depuis toujours, la science a ses lieux : dans son cabinet, dans sa chambre, dans son laboratoire, le savant compile, expérimente, modélise, élabore, cherche à maîtriser le temps et à synthétiser les données de ses recherches. À l’extérieur, sur le terrain, il observe, récolte, ajuste ses attentes ou ses prévisions à la réalité, soumis aux aléas des éléments et des milieux. Qu’il s’agisse de botaniser près de chez soi ou de s’élancer vers des paysages et des horizons nouveaux, le mouvement active un autre type de regard, tendu vers la découverte et l’imprévu ; et, pour paraphraser Montaigne, l’esprit va, parce que les jambes l’agitent.

Tout au long du XVIIIe siècle, la Suisse, et plus spécifiquement les régions alpines, constituent un terrain privilégié du voyage, de l’observation et de l’exploration scientifiques. Johann Jakob Scheuchzer est l’un des premiers à en parcourir systématiquement les routes les plus secrètes, à en dévoiler les richesses naturelles et à étudier la culture des populations alpines. Suivront Albrecht von Haller, Jean André Deluc, Horace Bénédict de Saussure, entre autres, qui face aux reliefs alpins, penseront l’histoire de la Terre, sensibiliseront le public, grâce à leurs ouvrages, à la beauté des paysages et contribueront à ancrer le mythe d’un peuple sain et heureux, préservé de la corruption mondaine. Les savants étrangers ne sont pas en reste dans l’exploration du territoire : Alexander von Humboldt, qui explore l’Amérique du Sud entre 1799 et 1804, prépare puis, à son retour, affine dans les Alpes son analyse des reliefs andins. Goethe y aiguise son regard sur la nature : il « apprend à voir », dit-il, et puise au cours de son troisième voyage en Suisse, en 1797, une partie de l’inspiration qui alimentera sa théorie sur la métamorphose des plantes. L’Anglais James Edward Smith vient herboriser dans les Alpes entre 1786 et 1787. S’il collecte nombre d’échantillons de plantes, il cultive également les rencontres avec de prestigieux savants. Plusieurs intégreront et soutiendront la société linnéenne qu’il créera à Londres à son retour.

Car la Suisse se profile également comme un extraordinaire vivier de savants qui, de Bâle à Genève en passant par Berne, intègrent les Académies de l’Europe entière en qualité de correspondants et sont souvent au centre de réseaux très importants qui lient le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest du Continent. Les idées voyagent volontiers en Suisse : elles trouvent refuge en pays protestant lorsqu’on les censure ailleurs. Certes, l’on y est peu sensible, voire proprement rétif, au matérialisme le plus radical ; mais on trouve à l’inverse comment accommoder la pensée religieuse à la science expérimentale la plus rigoureuse. Si plusieurs articles de ce numéro présentent les expériences de voyageurs savants en Suisse au XVIIIe siècle, c’est donc sans doute que nous sommes là dans ce qu’il convient de considérer comme « l’âge d’or » du voyage savant en Suisse, eu égard à la situation très spécifique du territoire dans l’espace culturel, géographique et politique européen. Il conviendrait, cependant, de pousser plus avant l’exploration pour s’interroger sur les figures de l’ombre, oubliées de l’histoire, qui alimentèrent pourtant la pensée et les représentations de l’époque – ici, celle de Jean Magnin dont les observations sur les indigènes d’Amazonie circulèrent en France sous forme de manuscrits et inspirèrent de nombreuses réflexions sur la « nature des sauvages ». Il faudrait également s’intéresser à la façon dont certains projets précurseurs, qui virent le jour en Suisse, furent alimentés et diffusés par les voyageurs : ainsi en va-t-il par exemple du climatisme thérapeutique, qui prit son essor dans les Alpes suisses ; de nombreux savants étrangers de passage purent par la suite cultiver ces pratiques médicales dans leur pays.

De toute évidence, le paysage physique et culturel suisse inspire. Il invite à penser, à expérimenter, à innover. Peut-être a-t-il été essentiel également à de nombreux savants voyageurs pour se ressourcer, comme le suggère ici Alexandre Yersin, qui isolerait en 1894, à Hong-Kong, le bacile de la peste, et explorerait avec passion les jungles du Viet-Nam. En vacances à Ormont-Dessus, près des Diablerets, le savant vaudois, qui travaillait alors à l’Institut Pasteur, écrivait ainsi le 5 août 1887 à César Roux :

Ces rochers, ces forêts et ces immenses glaciers ; les rues et les boulevards de Paris paraissent bien pâles en comparaison. Je passe mes journées à ne rien faire et pourtant le temps passe vite, c’est curieux ! Je me promène, je vais cueillir des fraises dans les bois, je fais des digues dans la rivière – la Grande Eau – (c’est une de mes occupations favorites). Je fabrique des moulins et des cerfs-volants pour les enfants du village, voilà ma vie… Ici, dans cet heureux pays de montagne, on ne sait pas ce que c’est que les microbes1.

On ne le sait que trop bien, désormais. Reste que, parenthèse dans l’activité scientifique ou terrain privilégié d’exploration, le paysage suisse n’a pas cessé d’animer l’esprit savant…

Nathalie Vuillemin