Nous vous proposons une sélection de textes d’écrivains-voyageurs qui sont passés par la Suisse et qui l’ont croquée à leur manière. Les extraits choisis sont tirés de l’anthologie Le voyage en Suisse : anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXe siècle, établie et présentée par Claude Reichler et Roland Ruffieux en 2008.

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Ouchy vu par Charles-Albert Cingria (1943)

Vue d’Ouchy, aquarelle et gouache de Carl Hackert, 1796 copyrights MHL

J’ai envie de parler d’Ouchy, le patelin où je me trouve. C’est curieux ce que je suis attaché à ce coin-là, surtout l’hiver.

Est-ce que j’aime l’hiver? Oui, je suis obligé de vous dire que j’aime l’hiver. J’aime aussi l’été et sa suite, l’automne, prodigieusement. Le printemps? Absolument pas – à cause de malaises astrologiques-physiques qu’il m’est impossible de vaincre. Il faut vous dire que je suis né en février et le 10, et que pour les sujets nés à ces degrés ou coins de degrés, c’est à ce moment une mauvaise passe. Il faudrait que je prenne des tisanes ou Dieu sait quoi. J’aime mieux continuer à prendre l’apéritif à votre santé et surtout à la mienne… et attendre. […]

Eh bien Ouchy est délirant. D’abord parce qu’il n’y a personne ou presque personne, sauf quelques cygnes et un lord que j’ai pris d’abord pour tel, mais qui s’est avéré par la suite n’être que la suite d’un lord – j’entends un lord véritable – dont il était le conseiller et le domestique, ce qui n’est pas peu. Et très original au surplus – original au sens où l’on dit que tous les Anglais sont originaux; malheureusement assez peu cultivé et s’exprimant d’une façon incompréhensible. […]
Qu’y a-t-il d’autre? Les cygnes. Ce sont des cygnes qui ont quitté le lac, trouvant commode d’aller vivre dans les magasins ou sur la place où ils restent collés, gelés par le froid, au moment où le trolleybus, qui est une admirable machine bleu ciel bien chauffée à l’intérieur, requiert son réglementaire passage.

Extrait tiré de Ch.-A. Cingria, « Voyage de Saint-Gall à Ouchy », in Le Voyage en Suisse, op. cit., 2008, p. 1081-1082.


Fedor Dostoïevski, Amertume et misère de l’exil (1867-1868)

Le séjour au bord du Léman correspond à l’une des plus sombres années de sa vie. L’exil lui pèse, l’œuvre en chantier n’avance guère. Il connaît la pauvreté, devenue misère lorsqu’il perd tout au casino de Saxons-les-Bains. La petite fille née à Genève y meurt au bout de quelques mois …

Genève est située sur le lac de Genève. Le lac est étonnant, les rives sont pittoresques, mais Genève elle-même est le sommet de l’ennui. C’est une antique cité protestante, ce qui n’empêche pas les poivrots de pulluler. […]

Cette ville est une horreur ! Une vraie Cayenne ! Vents et ouragans des journées entières, et les jours ordinaires, trois ou quatre brusques changements de temps. Vous voyez comme cela peut convenir à un hémorroïdaliste [sic] et épileptique ! En outre, tout ici est triste, lugubre. Et quels fanfarons suffisants ! Etre si satisfait de tout est l’indice d’une bêtise particulière. Tout ici est mauvais, cher, pourri. Tout le monde est ivre ! Même à Londres il n’y a pas tant d’ivrognes et de braillards ! Et ici, ne s’agirait-il que d’une simple borne, tout doit être regardé comme élégant et majestueux. – Où se trouve telle rue? – Voyez, monsieur, vous irez tout droit et quand vous passerez près de cette majestueuse et élégante fontaine… – il s’agit d’une quelconque laideur rococo du plus mauvais goût.

Extrait tiré de Le Voyage en Suisse, op. cit., 2008, p. 1049-1051.


Herman Hesse, Nomade

Affiche de Hermann Hesse, dédicacée par son fils. Heiner Hesse, Galleria d’Arte, Ascona, Tessin.

Je prends congé près de cette maison. Je ne reverrai pas semblable ferme de si tôt. Car je m’approche du col alpestre. […] Comme c’est beau de franchir de telles frontières ! […] Rien n’est plus haïssable que les frontières, rien n’est plus stupide. Elles sont comme les canons, comme les généraux: aussi longtemps que règnent la raison, l’humanité et la paix, on ne s’aperçoit pas de leur existence et on se moque gentiment d’elles, mais dès que la guerre et la folie se déchaînent, elles deviennent chose importante et sacrée. Quel tourment, quelle prison ont-elles été pour nous, gens du voyage, durant ces années de guerre ! Que le diable les emporte ! […]

Je constate encore une fois que j’aime d’une plus brûlante ferveur tout ce qui fait ma petite patrie au moment de la quitter. Demain j’aimerai d’autres toits, d’autres chalets. Je ne laisserai pas ici mon cœur, comme on dit dans les lettres d’amour. Certes pas. J’emporterai mon cœur avec moi, j’en ai besoin aussi par-delà les montagnes, et à tout moment. Car je suis un nomade et non un paysan. .. Je suis un admirateur de l’infidélité, du changement, de la fantaisie. Je n’ai nulle envie de clouer mon amour à une quelconque parcelle de terre. Je pense que ce que nous aimons n’est jamais que symbole.

[…] Salut au paysan ! Salut à celui qui possède, qui est sédentaire, fidèle et vertueux ! Je suis capable de l’aimer, de l’admirer, de l’envier. Mais j’ai perdu la moitié de ma vie à vouloir imiter ces vertus. Je voulais être ce que je n’étais pas. Je voulais sans doute être poète, mais néanmoins aussi bourgeois. Je voulais être un artiste et un homme d’imagination, mais posséder vertu et enracinement. Il a fallu longtemps pour que je sache que l’on ne peut pas être et posséder à la fois l’un et l’autre, que je suis un nomade et non un paysan, un homme qui cherche et non quelqu’un qui préserve l’acquis. […] Un vent humide descendu des montagnes souffle à ma rencontre; bien loin, des îlots de ciel bleu éclairent d’autres terres. […]

Ce vent que j’affronte dans ma marche est merveilleusement chargé d’odeurs qui évoquent l’autre pays par-delà les monts et les lointains, la ligne de partage des eaux, la limite linguistique, les montagnes et le Sud. Il est tout chargé de promesses.

Extrait tiré de Le Voyage en Suisse, op. cit., 2008, p. 989-990.


Territet vu par Henri Calet (1948)

Comment ne pas s’attacher à ce pays où l’on meurt en cueillant des edelweiss, romanesquement, où il existe encore des bêtes d’un autre âge, où les militaires jouent à saute-mouton, où les geôliers sont gais et affables…?

Un seul point noir: les uniformes de l’armée suisse. Ils rappellent par trop la couleur grise et la coupe d’autres vêtements que nous avons beaucoup vus durant des années. […] Si j’osais formuler une requête, je proposerais que l’on habillât les soldats suisses de tenues plus vives: du rouge, du bleu, du jaune, par exemple… Ou bien, plus d’uniformes ni de soldats du tout. Je m’avance un peu, sans doute…

Sur la place de Territet, à deux pas de l’urinoir dont j’ai parlé, au milieu des feuilles, dans l’ombrage, se cache la statue en marbre sale de S.M. l’Impératrice et Reine Elisabeth. Elle porte sa robe d’apparat, garnie de fine broderie encore trop lourde pour elle; elle tient à la main un livre ouvert, elle est pensive, sa belle tête penche sous le poids de ses longues nattes brunes plusieurs fois enroulées; elle regarde un cygne solitaire, point blanc à la fin d’une phrase écrite sur de l’eau… Elle est morte, assassinée d’un coup de stylet dans le sein par l’anarchiste Luccheni, près de ce lac.

Extrait tiré de Le Voyage en Suisse, op. cit., 2008, p. 1093.


André Gide, Lettre à sa mère de Neuchâtel, 23 septembre 1894

Le Saint-Gothard m’a ASSOMME; cascades, cabanes sur des promontoires, éboulis, mélèzes romantiques, ravins, et tout l’attirail – oh ! assommé ! Tout le monde a failli étouffer dans les tunnels, et ça n’en finissait pas. On pensait, chacun pour soi: si ça dure encore cinq minutes, j’éclate – et ça durait encore une demi-heure. Assommant, le lac des Quatre-Cantons, et puis il y en a des quantités d’autres qu’on n’a même pas pris la peine de marquer sur les cartes, tant ils ressemblent à ceux d’à côté. Ayant en Italie perdu la notion des jours, j’ai eu le malheur de voyager un dimanche: trains bondés, Suissesses en costume, bambins roses, et des conversations !! De Côme à Neuchâtel, j’ai fait le voyage d’une seule traite, de peur de m’arrêter à Lucerne et peut-être de voir le Rigi ; heureusement, en passant, on ne voyait à sa place qu’un gros nuage. […]

Extrait tiré de Le Voyage en Suisse, op. cit., 2008, p. 1061.


Ernest Coeurderoy, Chez les étudiants ou dans la solitude (1854)

Durant le demi-siècle qui suit sa transformation en un pays moderne, la Suisse multiplie les formes d’accueil. Elle sert de refuge aux exilés qui gardent l’espoir de retrouver leur patrie transformée; également d’antichambre aux révolutionnaires en quête de rupture…

Le socialisme a deux ailes, l’étudiant et l’ouvrier. (Pierre Dupont)

L’étudiant suisse et…

Dans l’étudiant suisse on retrouve l’étudiant allemand : même hospitalité, même simplicité naïve, même caractère rêveur et fantasque, même réserve dans les premières entrevues, même confiance illimitée plus tard. La première taverne venue leur est bonne, pourvu que la table soit spacieuse, les bouteilles larges, les verres hauts, le tavernier peu susceptible, et les voisins un peu durs d’oreille. Quand une fois ils ont choisi leur siège social, la foudre ne les en chasserait pas. […]

C’est le soir qu’ils s’assemblent, et leurs réunions se prolongent fort avant dans la nuit. Pour eux ce sont autant de solennités. Le kneip [sic], c’est la vie de l’étudiant suisse. Il y vient en grande tenue, casquette et écharpe de rigueur, pipe historiée et belle blague à la boutonnière, dissertation en poche. […] A Heidelberg, à Berne ou à Lausanne, c’est toujours le démon de la révolte qui travaille ces jeunes têtes protestantes, excentriques et raisonneuses.

 …l’étudiant français !

[…] l’étudiant français consume sa jeunesse dans les tristes estaminets ou dans les insipides réunions du grand monde. Sa liberté précieuse, il en fait bon marché; il est avide d’esclavage, il court au-devant du joug qu’on lui prépare. […] Ne lui demandez pas quelles sont ses opinions politiques : il pense comme la bonne société; ni ses opinions scientifiques : il suit les cours de l’Ecole; ni ses goûts: il observe les modes; ni ses amours : ce mot-là le fait sourire. […] Ses manières sont distinguées, sa conversation délicieuse, son faux-col correct. Recommandations importantes, examens très satisfaisants, concours remarquables, jeune homme plein d’avenir: il parviendra. Il ne s’occupe pas de la science sociale ; c’est l’affaire des niais. […] Ce monsieur conserve la moustache, fait ses ongles, et consomme une fabuleuse quantité de cravates blanches. Il est spirituel, sceptique, railleur, bien informé, bavard, déjà rempli de servile ambition et de banale intrigue. De ses facultés intellectuelles il n’exerce guère que sa mémoire. Ce n’est pas un homme, c’est une machine à répétition.

Extrait tiré de Le Voyage en Suisse, op. cit., 2008, p. 1262-1265.